à distance
Alain Duclos - TRANSMONTAGNE
Publication dans Neige et avalanches n°86, juin 1999, pp.2-5, ANENA
Résumé
On parle de déclenchement à distance lorsque la rupture par traction se produit loin de lendroit qui a subit la contrainte. Ce phénomène nest pas rare. Sur 82 avalanches déclenchées par passage à pied ou à ski recensées sur un domaine skiable, 15 ont été identifiées comme appartenant à cette catégorie (distance jusquà 250 m, et dénivellation jusquà 105 m). La plupart dentre elles ont emporté les personnes qui les ont provoquées. Il semble que la propagation dun effondrement dans une couche fragile enfouie soit à lorigine de ce phénomène. Il doit conduire à une prudence accrue dans le choix de litinéraire en conditions instables.
Abstract
" At a distance " slab triggering
We refer to "at a distance" triggering when the crown occurs far from the loading place. This phenomenon is not uncommon. Out of 82 slabs observed in a ski resort and triggered by skier(s) or by pedestrian(s), 15 have been identified as belonging to this type (distance up to 250 m, and difference in altitude up to 105 m). Most of them have carried of the person(s) who has caused them. It seems, but we didnt still prove it, that the propagation of a collapse in a buried weak layer is at the beginning of this phenomenon. It must lead to more cautiousness in the choice of the itinerary when the snow stability is uncertain.
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Petite histoire dune plaque inattendue
13 avril 1998 ; 14 :00 ; randonnée-ballade dans un vallon de Haute Maurienne. Les précipitations du début de ce week-end de Pâques ainsi que les températures particulièrement basses ont donné lieu à des conditions de ski excellentes : entre 30 et 80 cm de poudreuse à toutes altitudes en versant ombragé ! Après avoir profité pleinement du ski hors-piste hier et avant hier, nous remontons maintenant en peaux de phoques les pentes faiblement inclinées qui mènent au Col des Sables. Jutilise au mieux le relief pour sinuer de replats en replats, évitant soigneusement les zones les plus raides. La situation avalancheuse nest pas alarmante : nos milliers de virages des jours précédents nont rien déclenché, et pas la moindre fissure ne sest propagée. De plus, sur le domaine skiable de Valfréjus distant seulement de quelques centaines de mètres, les pisteurs ont tenté en vain plusieurs déclenchements à lexplosif.
Pourtant, en inscrivant ma trace dans la neige froide et légère, je pense à mes fixations de randonnée qui ne déchaussent pas en position " montée ". ça me tracasse : et si une avalanche survenait quand même ? Soudain, instinct, je me retourne pour découvrir dun seul coup dil laérosol qui descend, la rupture bien au dessus de nous, et ma compagne qui essaye de fuir en accélérant dans la trace (Photo 1).
Cette anecdote illustre une situation de " déclenchement à distance " : le skieur progresse normalement et provoque le déclenchement dune avalanche dont la rupture se produit à une grande distance de sa position (ici, 150 m de dénivelée en amont). Les caractéristiques topographiques du point dorigine et du point de rupture peuvent être très différentes : ici, le skieur progressait sur une pente faiblement inclinée (de lordre de 15°), et la rupture sest produite sur une pente forte (plus de 35°) (Photo 2).
En loccurrence, le lien de causalité entre le passage du skieur et le déclenchement ne fait aucun doute, pour au moins deux raisons :
Photo 1. Je me suis retourné pour découvrir ma compagne qui tentait de fuir dans la trace de montée... Une grande distance entre les randonneurs a permis d'éviter l'accident. Photo A. Duclos
Photo 2. L'inclinaison de la pente dans la zone de départ de l'avalanche (plus de 35°) est beaucoup plus importante qu'au point d'origine du déclenchement (environ 15° au niveau de la trace de montée des randonneurs). Photo A. Duclos.
Quelques chiffres
Ce phénomène est-il exceptionnel ?
En se référant à létude menée sur le domaine skiable de Valfréjus pendant plusieurs saisons, il apparaît que les déclenchements à distance ne sont pas rares : sur 82 avalanches déclenchées par passage à pied ou à ski et décrites avec précision, 15 ont été formellement identifiées comme ayant un point dorigine distinct du (ou des) point(s) de rupture par traction.
Sur les 15 cas retenus, le point dorigine et le point de rupture par traction ont été éloignés lun de lautre jusqu'à 250 m de distance et 105 m de dénivelée (Tableau 1). En calculant la différence entre laltitude du point dorigine et celle de la rupture par traction, on obtient une valeur qui peut être positive ou négative selon la position relative des deux points. On constate ainsi que les déclenchements " à distance " se produisent souvent au dessus du point sollicité (60% des cas observés). Ils peuvent aussi se produire en dessous (27% des cas observés), ou au même niveau (13% des cas observés).
Ces observations sont confirmées par celles dautres professionnels de la montagne. En évoquant ce sujet, plusieurs guides mont parlé de plaques déclenchées par leur groupe à plus de 500 m de là.
Pour ce qui concerne la durée qui sécoule entre les deux phénomènes (le premier effondrement ressenti et la rupture par traction), aucune valeur précise ne peut être donnée car lun comme lautre sont inattendus. Néanmoins, une expérience qui mest arrivée dans un des couloirs de Valfréjus le 15 décembre 1995 permet davancer un ordre de grandeur : à partir dune même sollicitation par passage à pied, jai déclenché trois avalanches distinctes qui se sont produites successivement à des distances denviron 10 m, 30 m et 100 m de moi, après des délais respectifs estimés à environ 1 s, 50 s, et 75 s (les altitudes étaient similaires).
Y a-t-il des configurations nivologiques particulièrement favorables aux déclenchements à distance ?
Au vu des cas décrits avec suffisamment de précision, il semblerait que lépaisseur de la couche de neige mise en mouvement soit plutôt plus épaisse, à lun des endroits au moins de la rupture par traction, quau point dorigine du déclenchement. Par exemple, le déclenchement est provoqué par le passage dun skieur là où la plaque nest épaisse que de 0.30 m, alors que cette épaisseur dépasse 1.20 m au niveau de la rupture.
Néanmoins, cette tendance nest pas une règle : le phénomène inverse se produit également. Lors de mesures antérieures, nous avions observé le déclenchement dune plaque lors du passage dun piéton au plus épais dune accumulation de neige apportée par le vent (environ 70 cm) ; la rupture par traction sétait produite à 15 m de là, endroit où la couche de neige accumulée nétait épaisse que denviron 30 cm.
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dorigine (m) |
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31-déc-94 |
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02-janv-95 |
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15-déc-95 |
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17-déc-95 |
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18-déc-95 |
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23-déc-95 |
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10-janv-96 |
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09-févr-96 |
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14-févr-96 |
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15-févr-96 |
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25-févr-96 |
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16-mars-96 |
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04-janv-97 |
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04-janv-97 |
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05-janv-97 |
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La proportion davalanches déclenchées à distance, qui atteint à peine 20% selon notre étude, peut paraître faible. Il faut souligner néanmoins que, contrairement à la plupart des 82 avalanches, déclenchées volontairement, toutes les avalanches déclenchées " à distance " lont été inopinément ; plusieurs dentre elles ont emporté le (ou les) responsables(s) du déclenchement.
Responsabilité des couches fragiles ?
Pour expliquer le mécanisme du déclenchement à distance, il est tentant de suggérer lintervention des couches fragiles enfouies. En effet, une sensation daffaissement est souvent ressentie juste avant le départ dune plaque, et la propagation dune rupture dans une couche sous-jascente est facile à imaginer.
Sans aller jusquà établir une relation de cause à effet entre la rupture dans une couche fragile et les déclenchements à distance, plusieurs auteurs ont déjà évoqué le phénomène daffaissement sous une plaque. Parmi eux, Bruce Jamieson a parfaitement illustré le phénomène avec des photographies qui montrent le commencement de leffondrement dune couche de givre de surface enfouie, exactement à laplomb dune fissure visible en surface du manteau neigeux.
Lhypothèse dune couche fragile qui sécroulerait comme un ensemble de dominos étant particulièrement délicate à vérifier sur le terrain, cest par le biais de modèles physiques que nous étudions actuellement la propagations des contraintes et des déformations dans un milieu granulaire. Il faudra ensuite vérifier dans quelle mesure ce milieu ressemble à un manteau neigeux.
Précautions supplémentaires requises
Sur le terrain, léventualité des déclenchements à distance doit conduire à une prudence accrue dans le choix de litinéraire. En effet, lorsquil y a un risque de déclenchement accidentel, il ne suffit pas déviter les pentes " suffisamment raides " pour ne pas provoquer davalanches.
Pour sa propre sécurité, il faudrait aussi éviter toute pente dominée, de près ou de loin, par une pente sensible.
Lorsque dautres personnes se trouvent en aval, il faudrait aussi éviter, de près ou de loin, toute pente dominant une pente sensible (Figure 1).
Ces remarques sont aussi à prendre en compte pour les opérations de déclenchement préventif à lexplosif : il nest pas rare quune ou plusieurs plaques se déclenchent loin du point de tir (Photo 3).
Difficulté pour lanalyse des manteaux neigeux instables
Pour les chercheurs, le phénomène de déclenchement à distance étaye certaines hypothèses, propose de nouvelles pistes, mais oppose aussi de sérieuses difficultés. Ainsi, il nest plus du tout certain que lon puisse continuer à exploiter sereinement les observations réalisées au niveau de la rupture par traction après le déclenchement dune plaque. Deux constats conduisent à cette restriction :
Dans ces cas au moins, la surface de la rupture dans une éventuelle couche fragile dépasse nécessairement la surface de la plaque mobilisée (Figure 2). Alors, les couches de neige observées sous la plaque au niveau de la rupture par traction sont des couches modifiées par le déclenchement. Elles ne peuvent donc pas être considérées comme représentatives de létat du manteau neigeux avant lévénement.
Conclusion
Ces avalanches qui se déclenchent là bas lorsque lon appuie ici posent un réel problème pour le choix dun itinéraire en conditions instables. Elles remettent aussi en question le diagnostic de stabilité basé sur une étude stratigraphique ponctuelle. En effet, comment se baser sur des observations réalisées ici, sachant que lavalanche peut se déclencher là bas, et que là bas le manteau neigeux est probablement très différent dici ?
Pourtant, lhypothèse selon laquelle les couches fragiles permettraient la propagation des déformations, et donc les déclenchements à distance, incite à continuer dausculter le manteau neigeux. Le repérage de couche fragiles typiques associées à des conditions météorologiques propices (précipitation et/ou transport de neige par le vent) doit toujours conduire à la plus grande prudence.
Peut-on, dans ces conditions, continuer à rechercher la poudre de rêve ? Question dacceptation du risque. Jestime encore, pour ma part, que " le jeu en vaut la chandelle ". Je suis persuadé, néanmoins, de limmensité de ce qui nous reste à découvrir avant de prétendre parcourir la montagne enneigée en toute sécurité.
Photo 3. Les déclenchements à distance concernent aussi les tirs d'explosifs. Plus de 100 m séparent l'emplacement du tir (à gauche de la photo près du rocher isolé) de la plaque la plus proche (à droite de la photo). Photo A. Duclos.